Le destin et le hasard ont souvent joué un rôle important dans mon travail. La rencontre avec Audrey Tautou, suite à la défection d’Emily Watson, la découverte de Yan Tiersen grâce à une stagiaire qui avait glissé un CD dans la voiture me conduisant au tournage d’Amélie… Plus récemment, sur MicMacs : “copié collé” d’Amélie, la rencontre avec Dany Boon suite au renoncement de Djamel Debouze, et la découverte d’un jeune compositeur, Raphaël Beau, de la même façon que pour Tiersen…
Dany Boon est d’accord pour faire Micmacs. Le problème est qu’il doit tourner avant De l’autre côté du lit et Le code a changé. Il ne sera libre que quatre mois plus tard. Nous prenons donc la décision de reculer d’autant la préparation de Micmacs. Le risque étant de perdre certains membres de mon équipe, car quatre mois, c’est long, et qu’il faut bien faire bouillir la marmite.
Or, le jour même où nous prenons cette décision, je reçois un appel de la maison Chanel, me demandant si je serais éventuellement disponible pour le nouveau film n°5, destiné à remplacer le Baz Luhrmann avec Nicole Kidman !
Il faut savoir qu’un an plus tôt, Chanel m’avait appelé pour un autre film pour un autre parfum. Le directeur artistique historique de la maison Chanel, Jacques Helleu, souhaitait me rencontrer. Il avait découvert mon travail grâce à l’une de ses collaboratrices, Valérie Mullon.
Étant occupé sur le storyboard de Life of Pi, j’avais dû renoncer, d’autant plus que je ne sais faire les choses qu’à fond, et que je ne pourrais faire un film, même court, en le traitant avec désinvolture. Évidemment, comme personne ne refuse ce genre de proposition, plus je m’obstinais, et plus l’envie de la maison Chanel grandissait. Finalement, c’est un réalisateur anglais qui fera le film avec une star anglaise.
Entre-temps, Jacques Helleu disparut. Mais quand il fut question de Chanel 5, la big boss de Chanel, Maureen Chiquet, se rappela de la suggestion de Jacques Helleu, et donc me voici contacté…
Quelle aubaine ! Dans la même journée, j’écrivais deux histoires possibles, et me voici le surlendemain dans les bureaux somptueux du siège social, à New York, avec vue sublime sur Central Park, parmi les collections privées de peintures et photographies.
Il faut bien se rendre compte qu’usuellement, la procédure d’un film publicitaire ne se passe pas du tout comme ça. Un client s’adresse à une agence de pub. Des “créatifs”, briefés par des “commerciaux”, pondent un storyboard. Puis on s’adresse à plusieurs producteurs ou réalisateurs, qu’on met en compétition.
Ici, point d’agence. Juste un contact direct avec des gens adorables, motivés par une vraie envie de travailler avec vous.

Ma première proposition passe, la seconde fait mouche. Alors que j’avais proposé Venise comme destination du train de nuit, on me suggère Istanbul, moins convenu. Comme j’adore les villes portuaires, je saute sur l’occasion. Moins de vingt minutes après le début de la réunion, voilà mon sujet accepté !!!
Et donc voilà comment furent occupés les quatre mois de disponibilité forcée… L’aventure peut-être la plus idyllique de ma carrière. Trois semaines de tournage… plus une semaine d’essais pour les effets de lumière dans le train ! Nous avons fait venir le Venise Simplon Orient Express, train sublime, et l’avons monté dans la montagne dans l’arrière-pays niçois… nous avons reconstitué tout un couloir et une cabine de ce train, en reconstituant les marqueteries, refabriquant les pièces d’origines et les chromant, nous avons été en gare de Limoges, la plus belle gare d’Europe, juste pour le plan d’introduction… nous avons réquisitionné les gares de Nice, d’Istanbul, parcouru cette ville en tous sens, redécorant le marché aux épices… Nous avons loué des bateaux magnifiques, et les avons fait naviguer sur le Bosphore, parmi les tankers géants, Nous avons même sauvé la vie d’un Turc, tombé accidentellement dans le port, secouru par notre chef régisseur, plongeant dans les eaux froides, tel Superman, alors que les agents portuaires s’acharnaient à trouver la clef d’une bouée cadenassée… !
Et puis j’ai pu ainsi retrouver Audrey et enfin finaliser notre tryptique… Qui d’autre aurait su exprimer les sentiments à la simple intensité de son regard, surtout dans des timings aussi courts ?
Du début à la fin de cette aventure, les gens de la maison Chanel se sont comportés de manière adorable, respectueuse, passionnée, avec une élégance et une générosité qui n’existe plus aujourd’hui. C’est pourquoi j’ai dit que ce film n’était pas une pub, mais un court-métrage personnel, sponsorisé par Chanel…
Ils ont été ravis du film. Commercialement, il a rempli son office. Les photos de tournage témoignent de la joie dans laquelle ce film s’est fait.
En revenant d’un voyage de repérages en train de nuit, je lisais une biographie de Mademoiselle. Et j’ai ressenti une pression inhabituelle, comme une voix qui me soufflait : toi mon coco, tu as intérêt à faire du bon boulot ! En effet, outre la responsabilité de travailler pour une société si importante, j’ai ressenti encore plus le devoir d’être digne de cette petite bonne femme si particulière, si acharnée au travail, et si talentueuse…

Jean-Pierre Jeunet